Les non-spectateurs de cinéma

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Médiamétrie vient de rendre publics les résultats d'une étude, consacrée à une étrange espèce : les non-spectateurs de cinéma. L'expression est d'ailleurs impropre ; il faudrait la compléter en précisant : « les non-spectateurs de cinéma en salle » à moins de confondre le média avec ses lieux de distribution. Le fait de ne pas fréquenter les salles obscures ne suffit d'ailleurs pas à structurer une population ; il s'agit seulement d'une caractéristique comportementale parmi d'autres, d'un trait, d'un attribut.

Ce non public des salles par définition n'a pas d'existence propre. Il n'est pas là, voilà tout. Et il ne faut pas donner à croire que pour autant il ne regarde pas de films. Encore est-il souhaitable de se demander quelles sont ses caractéristiques, pourquoi il a cessé d'aller se payer une toile de temps en temps, et par quoi il remplace les sorties au cinéma.

Avec cette préoccupation première : ces non-spectateurs sont-ils perdus pour le spectacle cinéma et pour ses exploitants ? Ou bien peuvent-ils constituer, pour partie au moins, une réserve, un stock, un potentiel ?

Combien sont-ils ?

Entre 2000 et 2007 le taux de non-spectateurs n'a pratiquement pas bougé. Il accuse des variations dont l'amplitude n'excède pas un point en plus ou moins. De 41,8% en 2000, il passe à 40,1% en 2007, sur l'ensemble de la population des six ans et plus. Mais l'effet « Bienvenue chez les Chtis », le ramène à 36,7% en 2008. Ce qui constitue un commencement de réponse à la question posée : un film qui rencontre la sensibilité populaire est toujours susceptible de faire revenir les égarés.

Les 36,7% de Français qui ne sont pas allés au cinéma du tout en 2008 représentent 21 millions d'individus, à qui l'on peut opposer les 36 millions de personnes qui y sont allées, soit : 24 millions de spectateurs occasionnels (moins d'une fois par mois) et 12 millions de spectateurs habitués (au moins une fois par mois).

Qui sont-ils ?

Les non-spectateurs se recrutent principalement chez les femmes, les seniors, les CSP moins et les retraités - on n'ose pas dire les mal aimés de la société d'aujourd'hui...

Les femmes fournissent 52,2% de l'effectif, davantage que leur pourcentage dans la population française (51,6%) ; davantage aussi qu'au sein des spectateurs habitués (48,2%).

Les seniors sont majoritaires : 17,2% des non-spectateurs ont entre 50 et 59 ans ; et 34,3% plus de 60, soit au total 51,5% de papis et de mamies ; trop pris peut-être par l'éducation de leurs petits enfants...

Quant aux CSP moins, qui ne comptent que pour 18,8% chez les « habitués » et qui représentent 26,8% de la population française, elles plafonnent à 31,5%, fournissant à elles seules près du tiers des non-spectateurs. Si chère que cela, la place de cinéma ? Si tendus, les budgets familiaux ?

Enfin les retraités sont eux aussi sur-représentés ; ils fournissent 29,8% des non-spectateurs, à comparer avec les 15,8% chez les habitués, et 21% dans la population française. Et c'est également vrai des habitants des communes rurales (28,5%, versus 22,5% parmi les habitués, et 24,7% dans la population). Ici se profilent déjà les réponses à la question suivante : pourquoi ?

Trop cher  

Les explications fournies (en spontané) par les interviewés mettent en effet en évidence toute une batterie de raisons d'où se détache nettement l'argument économique. « Aller au cinéma est trop cher », affirment 39,4% des répondants. Surtout si l'on compte le prix du transport éventuel et celui du Mc do ; et surtout pour une famille de quatre ou cinq personnes.

Vient ensuite un réflexe d'amour déçu, qui interpelle la création cinématographique. Les derniers films qu'ils ont vus ne leur ont pas plu ; ils sont 30% à le dire. Et dans une société où l'on vit à flux tendu, 26,1% des répondants mettent en avant le manque de temps. Plus originale, une sorte d'aboulie se manifeste avec ingénuité : ils ont l'intention d'aller bientôt au cinéma ; voilà ce qu'affirment 20% des interviewés ; c'est juré, promis, inscrit ; mais ils n'ont pas encore réussi à le faire. On peut toujours espérer. Les autres réponses spontanées s'éparpillent en une mosaïque de raisons bonnes ou mauvaises que l'on peut tenter de regrouper en trois sous-ensembles.

  • Le désamour : le cinéma ne leur fait plus envie (10,6%) ; les films qu'on leur propose ne les intéressent pas (8,2%). Pour certains, c'est le fait même d'aller au cinéma qui dissuade (4%) ; le son dans les salles est trop puissant ; on ne peut pas y fumer, ni parler librement ; et puis les autres spectateurs sont dérangeants ; ils bavardent, ils font du bruit. Quelques interviewés reconnaissent même : « Je m'endors au cinéma ». C'est grave, docteur ? Au total ils sont 25,8% à confesser leur recul ou leur manque d'enthousiasme.
  • Les contraintes, personnelles on non. Aller au cinéma n'est pas si simple. La situation familiale du moment - des bébés à la maison sans doute - ne l'autorise pas toujours (8,2%). Il n'y a pas de salle à proximité de chez soi (5,4%). Et les maladies ou les handicaps sont de véritables empêchements (3,5%). Egalement le manque d'occasion (2.2%) ou le manque de motivation pour sortir le soir (1.8%). Sans oublier les problèmes de transport (1,3%). Ni les problèmes d'horaires de travail (0 ,8%). Aller au cinéma, pour ces interviewés-là, qui ne se comptent pas moins de 23.2%, c'est mission impossible.
  • L'attrait du home cinéma. La troisième famille de réponses, enfin, met en évidence l'attrait des autres moyens qui permettent de voir les films chez soi : home cinéma, DVD, Canal+ (7,1%). Par ailleurs, 0,8% estiment que « les programmes TV leur suffisent » ; 1,4% préfèrent se consacrer à d'autres loisirs comme la lecture, les jeux vidéos, les sorties entre amis ; enfin, 1,2% saisissent la possibilité de regarder les films par internet (streaming, téléchargement). Ils sont en tout 10,5% à se déclarer séduits par ces différents modes d'évasion à domicile.

Les séductions du home cinéma

On ne s'en étonnera pas : cette gradation se modifie lorsqu'on propose aux interviewés une liste de réponses pré-formulées : les déclarations spontanés ont fait émerger des hypothèses, les réponses assistées les hiérarchisent. Or, s'il est vrai que l'argument économique - « trop cher » - confirme largement sa suprématie et même l'accentue (56,7% des réponses) et si le « manque de temps » mobilise bien 28,9% de l'ensemble (26,1% en spontané), on voit en revanche émerger des réponses jusque là minoritaires. C'est ainsi que la préférence déclarée pour le home cinéma atteint en « assisté » 30,9% ; les autres loisirs (lecture, jeux vidéo, sorties entre amis) 28,4%. Il n'en reste pas moins que les réponses négatives (pourquoi on ne va pas, ou plus, au cinéma), l'emporte très largement sur les items positifs. Le cinéma en salle aux yeux des non-spectateurs souffre moins de la concurrence des autres médias ou loisirs que de ses propres faiblesses, défauts ou inconvénients affichés par les répondants, soit notamment la cherté des places, à la fois d'un point de vue financier et sous l'angle de la consommation du temps, monnaie de compte de la vie.

Le degré d'ancienneté de la rupture

L'étude conduite par Médiamétrie a le mérite de pousser l'investigation plus avant, en essayant de nuancer les réponses en fonction de l'ancienneté déclarée de la rupture avec les salles de cinéma.

On découvre ainsi que pour les non-spectateurs de fraîche date (1 à 2 ans) les raisons majoritairement invoquées tiennent davantage aux circonstances qu'à un rejet profond. Pour eux viennent en tête (indice 138 par rapport à la moyenne) « les films proposés au cinéma ces derniers temps ne m'intéressaient pas » suivi de près par « ma situation familiale ne me permet pas d'aller au cinéma en ce moment » (indice 135) et par « je n'ai pas le temps » (128) - ceci probablement découlant de cela. Il est donc permis de supposer qu'une fois ces contraintes circonstancielles disparues, cette catégorie de non-spectateurs pourrait retrouver le chemin de la salle de cinéma.

Pour les non-spectateurs de plus vieille roche (depuis 2 à 5 ans), la hiérarchie est bien différente. L'indice le plus élevé (150) correspond à l'item : « je préfère regarder les films sur internet ». Ces déserteurs sont en réalité des transfuges. Ils n'ont pas quitté l'univers du film, ils l'approchent seulement d'une autre façon. Ce que confirme l'importance que revêt l'item, « la salle de cinéma ne correspond pas à ma façon de regarder des films » (indice 122) et aussi « je préfère voir les films chez moi » (113).

Enfin les non-spectateurs endurcis (depuis plus de 5 ans) confessent sans détour que ce qu'ils rejettent c'est le cinéma lui-même. « Je n'aime pas aller au cinéma », chez eux, atteint l'indice 183. Puis vient, comme confirmation ou en guise d'alibi « les derniers films que j'ai vu au cinéma ne m'ont pas plu » (169) et « la salle de cinéma ne correspond pas à ma façon de regarder les films » (130). D'ailleurs, « il n'y a pas de salle de cinéma à proximité de chez moi » (112). C'est le comble de la démotivation et le signe d'un divorce irrémédiable.

La génération virtuelle

Hypothèse : et si ce rejet de spectacle en salle traduisait - trahissait - un repli sur soi et sur l'imaginaire individuel ?

Ce n'est probablement pas le cas des parents d'enfants de moins de 15 ans, confrontés qu'ils sont avec des réalités contraignantes. Très logiquement, l'item privilégié par eux est : « ma situation familiale ne me permet pas d'aller au cinéma en ce moment », qui culmine avec un indice 210. Par contre, aucun d'entre eux ne prétend avoir été déçu par le dernier film vu. Et leur affinité avec l'item « les films proposés au cinéma ces derniers temps ne m'intéressaient pas » obtient un indice nettement inférieur à la moyenne (82) ; quant à la réponse « je préfère regarder les films sur internet » elle se situe dans les basses eaux (24). Tout porte donc à croire qu'il s'agit là, comme pour les non-spectateurs de fraîche date, d'une cible récupérable pour les salles.

En revanche, la génération suivante, celle des 15-24 ans, se révèle littéralement fascinée - pour l'instant - par l'univers virtuel. « Je préfère regarder des films sur internet » est une explication cinq fois plus souvent mise en avant par elle que pour l'ensemble des non-spectateurs ; son indice atteint la hauteur himalayenne de 505. Ces jeunes gens ont été imprégnés par le numérique. Ils l'expriment en assurant : « la salle de cinéma ne correspond pas à ma façon de regarder des films » (indice 261) ou « je n'aime pas aller au cinéma » (149), ou « je préfère d'autres loisirs » (139), et aussi « les films proposés ces derniers temps ne m'intéressaient pas » (125). Pour eux, le prix du ticket est secondarisé (106). Ce sont les défricheurs du web, les accros des blogs, les fans d'une communication en réseau très virtuelle. Et quand ils ont besoin de contempler des visages, ne préfèrent-ils pas se reporter à Facebook plutôt que regarder la personne qui occupe la place voisine au cinéma ? Toute la question est de savoir si, parvenus à l'âge adulte, ils reviendront à des pratiques traditionnelles... ou non.

L'étude de Médiamétrie rappelle que de 2005 à 2008 la pratique quotidienne d'Internet a quasiment doublé, celle du téléphone mobile aussi, pour atteindre respectivement 30,2% et 33,8% des Français, cependant que les jeux vidéos poursuivent leur ascension, passant de 5,4 à 9,1% de l'ensemble de la population des 13 ans et plus. Ces nouvelles pratiques sont consommatrices tant en termes de budget temps que de budget tout court. Ce que confirme l'étude Média In Life sur la place des médias et du multimédia dans la vie de nos concitoyens. Il est légitime de considérer qu'elles ont véritablement un impact sur la fréquentation du cinéma. Il faut simplement s'interroger sur leurs répercussions collatérales, sociologiquement parlant.

Nouvel espoir

Mais voici qu'arrive la perspective de l'expérience des films en trois D - relief, en attendant celle des films « sensoriels » qui permettraient de respirer les odeurs et /ou les parfums et de percevoir les contacts. Le cinéma est né d'une révolution technologique. La technologie va-t-elle lui donner une nouvelle jeunesse ? Est-ce que ce spectacle en trois dimensions est de nature à inciter les non-spectateurs à retrouver le chemin des salles ? Seuls 7% des interviewés répondent « oui certainement » ; 28% « oui probablement » : au total, 35% qui renoueront peut-être avec les salles. C'est tout de même un espoir. Qu'il faut nuancer, lorsqu'on découvre que l'attractivité de la 3D diminue à mesure que la dernière sortie au cinéma s'éloigne. Sur l'ensemble de la population, ils sont 42% à admettre qu'ils iront certainement ou probablement voir les films en 3D lorsque leur dernière sortie au cinéma se situe entre 1 et 2 ans ; 37,4% si elle date de 2 à 5 ans ; 19,5% quand elle remonte à plus de 5 ans.

Les bonnes intentions

Les réponses à la question finale : « pensez-vous aller au cinéma en 2009 » ont tout de même de quoi rassurer. En effet 40,3% des non-spectateurs ont l'intention - dont 8,2% « certainement » - d'aller au cinéma d'ici la fin de l'année 2009. Il sera intéressant de mesurer, le moment venu, la distance éventuelle entre le projet et l'acte.

En attendant, une chose est certaine : si l'avenir de l'économie du film est incertain, l'intérêt que lui porte le public n'est pas menacé, loin s'en faut. Avec Internet et tous les nouveaux supports qui rendent possible de visionner les productions chez soi ou en déplacement et, grâce au DVD, à peu près partout, l'univers filmique est en train de trouver à cet égard de grands et profonds développements. Sans oublier que la télévision continue de donner à voir des films anciens ou récents.

Quant à l'avenir des salles, c'est une autre affaire. L'attrait grandissant que manifestent les 15-24 ans pour les médias virtuels constituent pour elles, c'est certain, une menace. Sauf si, la maturité venue, ces jeunes garçons et ces jeunes filles redécouvrent l'agrément de l'obscurité quelque peu magique où l'on s'enferme pour chevaucher le rêve. En fait cette jeunesse pour les salles, est une sorte de bombe à retardement. Explosera-t-elle ? Autrement dit les 25-34 ans de demain mettront-ils leurs pas dans les pratiques des 15-24 ans d'aujourd'hui ? L'avenir le dira.

En attendant, les salles ont peut-être une carte à jouer en poursuivant et en accentuant leur politique d'intervention là où cela fait le plus mal, on l'a vu : au porte-monnaie. Abonnements à prix réduit, tarifs réduits familiaux, carte de fidélité assortie d'avantages ou de primes, clubs de spectateurs etc... tout est bon pour apprivoiser la contrainte économique, ce minotaure de notre temps. Cher cinéma !

Jean Mauduit

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