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Les "exclus" et les néophites du numérique
En un temps où de bons esprits s’essoufflent à la poursuite des « invariants » dans une société secouée par ses difficultés d’adaptation au changement – notamment technologique – il est passionnant de consulter l’analyse de Médiamétrie sur les accédants et les exclus du numérique.
Cette analyse, conduite par Benoît Cassaigne, Directeur Exécutif de Médiamétrie, pour Renaissance Numérique, est notamment issue de la Référence des Equipements Multimédias étude conduite par GfK et Médiamétrie qui fournit de trimestre en trimestre la mise à jour de l’équipement numérique en France. Ses résultats pour le premier trimestre 2013 sont riches d’enseignements. A cette date, 77,4% des Français – plus des trois quarts – se révèlent équipés d’un ordinateur, qu’il soit fixe ou portable ; et 32% - quasiment le tiers – sont multi-équipés en ordinateur.
A y regarder de près, c’est le mobile surtout qui se trouve impliqué. Pour le premier trimestre 2013, les mobinautes du dernier mois représentent 44% de l’ensemble des individus de 11 ans et plus, près du double de ce qu’ils étaient à la même période en 2010. En revanche, le nombre des internautes en général n’augmente « que » de 11,5%. Conclusion d’évidence : la progression de la connexion à internet passe de plus en plus par le mobile.
Au passage, il faut se garder d’attacher un sens péjorant au comportement de ceux qui ne suivent pas, ou suivent avec retard, le changement technologique, ce que donnent à croire trop d’études socioculturelles. Le mythe du progrès synonyme de tous les bonheurs est usé depuis longtemps.
Cela dit, constatons que les non-accédants à internet, qui en termes de foyers représentaient 48% de l’ensemble au premier trimestre 2008, ne sont plus que 24,1%, soit tout de même 6.669.000 et en recul de pratiquement la moitié – reflet inverse du « progrès » enregistré sur la même période.
Mais il existe aussi des foyers non numériques, c’est-à-dire totalement absents de ce débat-là. Ces foyers-là n’accèdent pas à l’internet. Ils ne sont équipés d’aucun ordinateur. Ils ne sont non plus équipés du moindre téléphone mobile. Ils constituaient en 2008 13,3% de l’ensemble ; aujourd’hui, 8% « seulement », ce qui représente 2.217.000 foyers. Qu’est ce qui, sur fond de changement massivement majoritaire, explique la persistance de cette « résistance » au changement technologique ? S’agit-il d’une incapacité d’adaptation liée à l’âge, à la situation familiale ou économique, au mode ou à la zone d’habitat, que sais-je ? C’est ici que l’enquête trouve tout son sens.
Surtout un problème d’âge
Elle confirme en effet que la fracture numérique, comme on pouvait s’y attendre, est fortement connectée à l’âge. Les non-accédants internet sont pour les deux tiers d’entre eux (64,2%) des plus de 65 ans ; ils étaient 44,7% en 2008. Les « vieux » - ou considérés comme tels, tout est relatif – s’initient moins rapidement à l’internet alors que dans le même temps, les tranches d’âge moins élevées s’y engouffrent littéralement. Les 18-24 ans représentent seulement 1,1% des non accédants internet contre 3,8% en 2008 ; les 25-34 ans sont 4,5% (contre 10% en 2008) ; le décalage s’accroît à partir des 35-49 ans, qui fournissent 13,6% sont non accédants (mais ils étaient 17% en 2008) ; les 50-64 ans sont 16,7% (24,4% en 2008). Comme si l’adhésion croissante des jeunes catégories d’âge poussait littéralement les « seniors » hors de l’internet ; ou comme si, tout simplement, ils y adhéraient moins vite.
Plus significatif encore, la structure en âge des foyers non numériques : zéro % pour les 18-24 ans ! 0,8% pour les 25-34 ans ; 1,2% pour les 35-49 ans ; 7,8% chez les 50-64 ans et 90,3% ont 65 ans et plus !
L’âge donc, ce qui apparaît somme toute logique. Le niveau économique joue aussi, et aussi la localisation : 13% des foyers non-accédants à internet sont situés en Région Parisienne alors que 26,5% se trouvent dans des communes rurales ; et s’agissant de foyers non-numériques, la différence est encore plus grande : 11,8% dans l’agglomération de Paris, 35,3% en communes rurales. Mais l’analyse nous éclaire sur un point autrement significatif, on pourrait même dire symbolique : les foyers sans enfant sont beaucoup plus nombreux (95,1%, en augmentation de 8% par rapport à 2008) que les foyers avec enfant chez les non-accédants internet. Et ils fournissent la quasi-totalité des foyers non numériques. Autrement dit, la présence d’enfants au foyer favorise sa numérisation. C’est un constat essentiel. Tout se passe comme si la présence d’enfant incitait les adultes à accélérer la marche vers l’avenir.
Un foyer de résistance ?
Reste à savoir si, parmi les foyers non accédants et/ou non numériques certains le sont par choix. A cet égard, il est intéressant de noter que – même si plus d’un foyer sur deux non accédant internet est un foyer retraité, donc peu aisé le plus souvent – les CSP+ restent au nombre non négligeable de 492.000 foyers (5%) à ne pas se connecter à l’internet. Médiamétrie se demande non sans raison s’il ne s’agit pas là d’une population de « résistants » au numérique. La réponse au moins partielle se trouve dans les résultats de l’enquête effectuée avec « Renaissance numérique », ce think tank voué à une réflexion collective des principaux acteurs de la société numérique sur l’évolution de celle-ci.
« Renaissance Numérique », par l’entremise de l’omnibus Médiafit de Médiamétrie, a posé trois questions à un échantillon représentatif de mille individus de 15 ans et plus, concernant respectivement la situation du numérique en France, les freins qu’il rencontre, les craintes qu’il suscite.
Sur le premier point, une large majorité de répondants (72,9%) se retrouve d’accord pour considérer que la France est à un niveau de développement assez proche de ce que l’on observe à l’international ; particulièrement les femmes (76,4%) ; les 50 ans et plus (75,3%), les provinciaux (73,1%) ; et les CSP+ (74,4%) comme les inactifs (75%). Cela bien davantage que les CSP- qui sont « seulement » 69,6% à le penser. Mais aux deux bouts de l’échelle ce sont respectivement les hommes, les 15-34 ans, les habitants de l’Ile de France, les CSP+ qui affirment que la France est en avance ; et les CSP- qui ont l’obscur sentiment d’un retard ou d’un retrait de la France sur les autres pays dans le domaine numérique.
Appelés ensuite à se prononcer sur la nature des freins qui, selon eux, s’opposent à l’équipement de certains foyers en accès, les répondants fournissent deux hypothèses dominantes : « c’est trop cher », à raison de 27,6%, opinion qui est davantage celle des femmes, des 35-49 ans, des provinciaux, et des CSP- ; et « ce sont des foyers appartenant à une génération peu attirée par le numérique » (21,3%), considération qui parcourt à peu près également toutes les catégories de sexe, d’habitat, de région, ou de niveau social à une exception près : les CSP- sont moins nombreux (17%) à se l’approprier. Les autres hypothèses mises en lumière par le questionnaire reçoivent une adhésion très marginale : « c’est un service superflu » (1,2%), « ils n’en n’ont pas l’utilité » (6,4%), « c’est trop compliqué à utiliser » (2,7%).
La forêt de Bondy
La troisième question « Selon vous, quelles sont les deux principales craintes des utilisateurs d’internet dans l’usage qu’ils en font ? », invitait les répondants à se projeter dans l’imaginaire des internautes. En fait c’est le leur qui répond. Et l’on voit là réapparaître, plus ou moins marquées, les grandes angoisses que l’internet faisait naître à ses débuts. Angoisses justifiées, souvent, par l’actualité des faits divers et l’usage parfois excessif qu’en font les médias. C’est ainsi que 59,7% des répondants mettent en avant « le piratage de leur carte bancaire », 43,4% « la ré-utilisation de leurs données personnelles », 33,8% « la peur d’une arnaque » ; 31,3% « celle d’être ‘fiché’ (c'est-à-dire laisser des traces qu’on ne peut pas effacer) » et il se trouve encore 15,3% des répondants pour mettre en avant la « peur de faire de mauvaises rencontres » sur ce territoire qui, dans l’imaginaire collectif, semble avoir pris la place de la forêt de Bondy1. Les femmes ont tendance à se montrer plus prudentes et plus craintives que les hommes à l’égard du piratage possible de leur carte bancaire, de la ré-utilisation de leurs données personnelles, de la crainte des mauvaises rencontres. En revanche, elles ont moins peur de l’arnaque et la crainte d’être fiché les préoccupe beaucoup moins que les hommes. En termes d’âge la crainte traverse inégalement les catégories : les 50+ sont nettement moins nombreux (8,4%) à redouter les mauvaises rencontres, sans doute parce qu’ils s’aventurent moins que les autres dans cet espace mystérieux qu’est l’internet ; à l’inverse les CSP- sont davantage craintifs à cet égard.
Portrait des néophytes
Reste à se demander, pour compléter le tableau, quel est le profil des primo-accédants : ceux qui en dépit de tous les freins ou de toutes les craintes ou phobies viennent pour la première fois de se connecter à l’internet au cours des 12 derniers mois. L’Observatoire des Usages Internet nous en donne une image intéressante, au niveau du 4ème trimestre 2012 et à partir d’un effectif brut de 3012 individus. Au cours des 12 derniers mois les femmes ont été plus nombreuses (55,4% de l’échantillon) que les hommes à se connecter pour la première fois. S’agit-il d’un simple réajustement statistique lié à la structure de la population nationale ; ou est-on en présence d’un phénomène de « rattrapage » ?
En termes d’âge, quelques surprises nous attendent. Le mouvement d’entrée dans le royaume d’internet se déclenche très tôt, 20,5% des primo-accédants des douze derniers mois appartiennent à la tranche des 11-14 ans, quand les 15-24 ans sont « seulement » 13,7%, les 25-34 ans, 13,4%. Mais voici la surprise : parmi ces primo-accédants des douze derniers mois 24,4% sont des 35-49 ans et 20,5% des 50-64 ans dans le cadre de ce que l’approche socioculturelle dénomme un phénomène de rattrapage. Et ils sont encore 7,5% appartenant aux 65 ans et plus à avoir franchi cet équateur-là au cours des douze derniers mois.
Un changement à peu près digéré Conclusion ?
Contrairement à ce que l’on pouvait redouter, il n’existe pas – au niveau de ces enquêtes – de front idéologique de résistance au changement, tel que l’on avait pu en voir s’ébaucher un dans les années 1970 et dans la mouvance soixante-huitarde, à travers notamment la grande rêverie hippie du voyage à Katmandou et du retour au paradis perdu d’une vie « simple ». Les « retards » constatés sont plutôt dus à l’âge et aux difficultés très particulières que le maniement d’internet comporte pour des personnes qui ont été élevées et qui ont grandi dans un autre univers technologique sous le règne d’une autre logique. La sociologie du changement (technologique, pour ne parler que de celui-là) est vieille comme le monde. Ce sont ses grandes étapes, de la pierre polie et de la pierre taillée au nucléaire et au numérique, en passant par la rame, la voile, le gouvernail, le fusil, la vapeur, l’électricité, le téléphone, l’automobile, l’avion et bien d’autres encore – qui scandent l’histoire de l’humanité. Convenons que cette fois-ci le « gap » est particulièrement important et surtout qu’il s’est creusé avec une rapidité extrême. Sans préjuger des évolutions de mentalité dont il est plus ou moins la cause, il a forcément bousculé beaucoup d’habitudes, creusant du même coup le fossé entre les générations, inversant le rapport de pouvoirs entre les éducateurs parentaux et leurs jeunes élèves, bousculant les valeurs : un sacré tohu-bohu tout de même. De ce point de vue, les enseignements tirés des études de Médiamétrie ont quelque chose de rassurant : ce changement-là est en voie d’être digéré par notre société.
Jean Mauduit
1 Forêt d’Ile de France autrefois (pré-Moyen Age) hantée par de nombreuses bandes de brigands et lieu de nombreuses agressions Sources : GfK / Médiamétrie - La Référence des Equipements Multimédias Médiamétrie – Observatoire des Usages Internet / Téléphonie et Services Mobile et MédiaFit
Pourquoi « Renaissance numérique » ? Est-ce qu’à vos yeux le numérique est à l’origine d’une renaissance, et laquelle ? Ou est-ce lui qui a besoin de renaître ?
La Renaissance a engendré des bouleversements colossaux sur tous les plans : diffusion du savoir et de l’information, changement des conceptions du temps et de l’espace, mutations économiques, politiques et sociales. Nous pensons que le numérique entraine des changements tout aussi considérables. Que jamais l’Homme n’a eu autant de moyens pour s’exprimer, créer, diffuser.
Quels sont à vos yeux les avantages et les inconvénients de la numérisation croissante du monde où nous vivons ?
Le phénomène le plus marquant est peut-être la diffusion des savoirs et des pouvoirs. La politique, l’économie, l’éducation : tous les domaines sont concernés par ces formidables mutations. Elles sont une chance à saisir, un moyen de fluidifier, de gagner en temps, en connaissances, en précision, en mémoire, en valeur. Alors nécessairement il y a des ajustements parfois difficiles. Des acteurs ou secteurs économiques qui n’ont pas anticipé le numérique se retrouvent dans des situations délicates, avec un business model à revoir, avec une concurrence nouvelle et un retard à combler. D’où l’importance d’accorder une attention particulière à l’innovation et au risque.
D’une façon générale quelle est votre philosophie ? Vos objectifs ? Votre plan d’action ?
Le crédo de Renaissance Numérique, c’est la défense du numérique citoyen. Il s’agit d’une certaine idée du numérique. D’abord la conviction que c’est avant tout une chance à saisir. Mais qu’il faut le faire avec discernement, qu’il faut accompagner le changement pour en tirer le maximum de bénéfices et que ces bénéfices soient partagés par tous. Aussi, nous abordons un maximum de sujets en croisant les regards de nos 4 conseils : scientifique, économique, territorial et usagers. Ces quatre piliers sont les fondements de la pensée libre et panoramique du think tank. Ils permettent d’exprimer des besoins multiples, de penser le numérique à court, moyen et long terme. Ils permettent de développer une vision mesurée et ambitieuse de ce que doit être un pays en avance, confiant, innovant. C’est ce qui nous a poussés avec Médiamétrie à entreprendre cette enquête.
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